Généralement, tu laissais aux autres l’opportunité de faire la conversation, te contentant d’opiner lorsque cela te semblait nécessaire, ou de lâcher quelques bruits d’affirmation – voire de mécontentement. Rares étaient les situations où l’on pouvait t’entendre aisément et, les années passants, tu n’avais plus les mots pour grand-chose. Les autres te noyaient sous les leurs et tu vivais la parole par leur proxy. Tu faisais encore l’effort de t’exprimer, à l’occasion, ou lorsque les gestes ne suffisaient pas, usant souvent d’une autre voix que la tienne pour transmettre les informations mais les discussions longues autour d’un feu de camp n’étaient pas destinés à une attention accrue. Tu te contentais alors d’exprimer par d’autres moyens des réactions ou des sentiments qui suffisaient usuellement à t’intégrer dans la conversation.

Tu te poussais de quelques coups de reins pour laisser la place à un de ces compagnons pas encore trop épuisé pour aller se coucher et en quête de chaleur humaine et surtout sociale. Un regard en coin vers celui qui se pensait plus malin à essayer d’imiter le Bourricot suffit à le faire faire se renfrogner, à défaut d’être moins moqueur. Beaucoup dans le camp, pas nécessairement beaucoup plus malins, s’amusaient aux dépends de celui qui était un poil plus bas qu’eux. Abel n’était pas méchant pour un sou, ce qui devait situer la limite de la mesquinerie à un certain degré d’intelligence. De ton côté, amusé par les remarques d’Abdel, tu lui tapotais l’épaule avec compassion. Le gamin n’était spécialement finaud mais toujours plein de bonne volonté. Tu l’appréciais d’autant plus qu’il avait pendant plusieurs années fait office de nounou honorifique pour tes gamins.

Tu te signalais nouveau à son attention en lui tapotant le bras puis en te touchant l’oreille. Tu articulais avec la bouche « Qu’est-ce que tu as entendu ? » A défaut d’autre chose, Abel était l’un des meilleurs pourvoyeurs d’informations et de rumeurs – quand il s’en souvenait.